Dans le cadre du Salon du livre de Rimouski
Le 6 novembre à 19h00, nous avons le privilège de vous proposer une soirée spéciale avec Bernard Émond.
Cinéaste reconnu pour le regard humaniste et intransigeant qu'il pose sur le monde, il a écrit en 2007 une lettre s'adressant à tous ceux qui veulent faire du cinéma. Son titre: "Il y a trop d'images". Dans ce texte, Bernard Émond fait état d'une société qui carbure au vide médiatique. Il interroge les aspirants réalisateurs: pourquoi faire des films? Qu'est-ce qui fait qu'une image a du sens?
Il n'y a pas d'époque ni de lieu où il est plus pertinent de faire des films. Chaque contexte demande sa réponse, chaque génération doit trouver sa manière de dire ce qui l'habite, ce vers quoi elle aspire.
Nous vous invitons à venir assister à une table-ronde réunissant Bernard Émond et des cinéastes de la région, une soirée animée avec lecture de textes, projection d'extraits de films, discussion ouverte à tous...
IL Y A TROP D’IMAGES
par Bernard Émond
mercredi 10 janvier 2007
Il y a trop d’images. Chaque jour, nous sommes submergés par une quantité monstrueuse d’images grossières, menteuses, nuisibles : publicités imbéciles (ou pire : intelligentes), émissions de télévisions stupides et racoleuses, « documentaires » voyeurs, photographies et journaux d’une invraisemblable vulgarité. L’espace public et privé est envahi par des images qui vendent et se vendent, l’un étant indissociable de l’autre. Aussi, quand une jeune personne me demande comment devenir réalisateur ou réalisatrice, je réponds : pourquoi faire ?
Les gens qui veulent être réalisateurs ne m’intéressent pas. Ce sont ceux qui veulent faire des films [1] qui m’intéressent. Et qu’on ne vienne pas me dire que c’est la même chose. Qu’on ne vienne pas me dire que quelqu’un qui fabrique de la publicité fait la même chose que Bergman ou Rossellini. On me dira : il faut bien vivre. Je réponds : c’est vrai, et l’argent du loyer et de la nourriture est honorable. Mais celui de la BMW et de la maison à Westmount ne l’est pas. On me dira aussi : on y apprend le métier. Je réponds : ce qu’on y apprend, c’est à s’incliner devant l’argent. Ce qu’on y apprend, c’est à fabriquer des images qui vendent et qui mentent. Ce qu’on y apprend, c’est à fabriquer la toile de fond de la société marchande. Devant cette toile de fond, comme devant l’insupportable cacophonie du siècle, j’aspire au silence et à l’obscurité.
Mais alors que répondre à ceux qui sont animés par un véritable désir de cinéma ? Je ne peux répondre que par deux évidences : qu’il faut avoir quelque chose à dire et qu’il faut apprendre à résister.
Il faut avoir quelque chose à dire, ce qui n’est pas rien dans un monde où la machine à communiquer carbure au vide. Si vous vous demandez ce que vous pourriez bien dire ; si vous cherchez un « sujet » pour votre prochain film ; si vous hésitez entre les musiciens de rue, l’aphasie et l’histoire du vin au Québec ; si vous vous demandez ce qui pourrait « passer » à Radio-Canada ou à Téléfilm, vous n’avez manifestement rien d’important à dire. Rentrez chez vous et trouvez-vous une vraie job. Les oeuvres fortes naissent d’une nécessité et elles s’imposent comme une évidence. Mais d’où vient cette nécessité ? Elle vient d’un rapport intense au monde et aux oeuvres d’art, ainsi que d’une vie intérieure riche.
Chaque artiste sérieux a, à partir de ce qu’il est, à réfléchir et à réagir au monde qui l’entoure et à l’histoire de l’art qu’il pratique. Ce sont cette réflexion et cette réaction qui le constituent comme artiste et qui le mettent au monde. Il y a des artistes qui se sentent davantage interpellés par l’état du monde (disons Rossellini) et d’autres, par l’art qu’ils pratiquent ou par l’art tout court (disons Bergman), mais il s’agit de degrés et une position n’a pas de supériorité intrinsèque sur l’autre. Sans ce rapport au monde (on pourrait le nommer : engagement [2]) et sans ce questionnement sur le sens et l’esthétique, il n’y a pas d’art.
John Berger écrivait que pour pouvoir reconnaître un bon tableau, il fallait en avoir vu cent mille. De même, pour faire un bon film, il faut en avoir vu beaucoup, et il faut prendre position par rapport à ce qu’on a vu. Mais cette prise de position est impossible sans une connaissance des autres arts et du monde qui nous entoure : elle est impossible sans culture. Je ne dis pas qu’il faut avoir tout lu et tout vu avant de se mettre au travail (ce serait d’ailleurs paralysant) : je dis qu’il faut se colleter avec la culture et avec le monde. Je n’ai aucune sympathie pour l’idée très québécoise que tout le monde a quelque chose à exprimer. Au sens strict, c’est vrai, bien entendu : chaque vie vaut la peine d’être racontée. Combien de fois n’ai-je pas entendu des gens dire : « Ah ! si j’étais écrivain, quel livre je ferais avec ce que j’ai vécu ! ». Et ils avaient raison. Mais voilà, il leur faudrait « être écrivain », ce qui implique une culture, un métier, une sensibilité. Sauf exceptions [3], la culture, le métier et la sensibilité sont incontournables.
J’ai parlé de la culture. Je ne parlerai pas longuement du métier puisque dans notre société technique le savoir-faire est roi et tient souvent lieu de pensée. Il y a d’ailleurs des écoles qui enseignent très bien comment ne rien dire et comment le faire au goût du jour. Aux écoles, je préfère l’apprentissage, au vieux sens, celui qui s’acquiert par le travail et par le contact avec les grandes oeuvres. À mon sens, on ne pourrait pas faire beaucoup mieux que de passer toutes ses soirées pendant quelques années à la Cinémathèque. On y apprendrait, pour peu qu’on sache regarder, que la technique n’est pas neutre et qu’il y a une morale du plan, de la lumière et de la coupe.
Reste la sensibilité. S’il y a une chose qui est menacée par le tintamarre ambiant, c’est bien celle-là. Sait-on encore regarder un visage ? Sait-on encore écouter une histoire ? Reconnaît-on encore le sens d’un silence ou la délicatesse d’une émotion ? Cela devient difficile : les troupes de choc de la culture de masse s’avancent dans le fracas et la vulgarité, et ils colonisent le goût contemporain. Il m’arrive de penser que les vingt ou trente heures de télévision qu’ingurgitent chaque semaine la plupart de nos contemporains vont finir par les rendre insensibles à tout ce qui n’est pas rires gras, effets spéciaux, dialogues artificiels et jeu convenu. Le danger, évidemment, c’est que la maladie nous gagne, cinéastes, artisans et comédiens. Alors il faut résister.
Résister, c’est la grande affaire. Il n’y a rien de possible sans cela. Résister à l’insignifiance ambiante, c’est déjà quelque chose, mais pour ne pas tomber dans le cynisme, qui est la maladie contemporaine des gens intelligents, il faut encore savoir résister à l’argent et au découragement. Devant un monde qui se dégrade et qu’on désespère de voir changer, la tentation est forte de rentrer dans le rang et de céder. Combien de socialistes de vingt ans sont devenus des bourgeois satisfaits de cinquante ? Combien de jeunes cinéastes se sont perdus corps et âme dans l’ « industrie » ou ont baissé les bras devant l’inacceptable ? On dit que c’est normal. Chris Giannou [4], à qui on demandait comment il se faisait qu’il avait conservé les idéaux de sa jeunesse, répondait que c’était plutôt à ceux qui les avaient reniés qu’il faudrait poser la question.
Il importe de se rappeler que nous ne sommes pas seuls. Chaque génération de cinéastes se crée des réseaux d’affinités et de solidarité, à travers des institutions, des maisons de production ou des groupes informels. L’ONF de la grande époque, l’ACPAV, la Coop Vidéo, les Films de l’Autre ont favorisé des liens entre producteurs, cinéastes et techniciens qui leur ont permis de produire des oeuvres fortes. On ne dira jamais assez l’importance de ces liens, et d’une certaine effervescence faite d’entraide, de discussion, de critique, d’influences mutuelles (par attraction comme par opposition) et d’émulation.
Le lien entre producteur et cinéaste est particulièrement important. Je ne me lancerai pas dans une diatribe contre les producteurs/trices : je sais trop ce que je dois à celles (et à celui) avec qui j’ai travaillé, et qui ont soutenu mon travail avec goût, intelligence et détermination. Elles [5] ont été les premières lectrices, spectatrices et critiques. C’est un travail nécessaire et délicat (parce qu’il comporte forcément des aspects conflictuels) qui va bien au-delà de la mise en oeuvre des moyens matériels. Je dois pourtant rappeler le tort que peuvent causer aux oeuvres et au cinéma national ceux qui pratiquent le métier comme une business, qui flairent les modes et vénèrent le box-office, qui considèrent les films comme des produits ou qui tournent des budgets et non des scénarios. Alors, il importe de bien choisir (et d’être bien choisi).
Mais au bout du compte, à ceux qui aspirent à devenir cinéastes, il faut par-dessus tout rappeler que l’art est à la fois une rupture et une rencontre. Une rupture, parce que l’artiste doit sortir de lui-même, combattre les évidences et la facilité, affronter et décoder le monde. Mais l’art est aussi une rencontre parce qu’il y aura, un jour, dans une salle obscure, quelqu’un à qui on parlera [6]. Comme le dit George Steiner, le lecteur (le spectateur) doit à l’oeuvre une certaine courtoisie : il doit accepter de s’ouvrir à elle, de faire l’effort de la lecture et de la compréhension. Mais encore faut-il que la rencontre en vaille la peine et que l’oeuvre offre autant qu’elle exige.
Montréal, janvier 2006.
Notes
[1] Je dis « films » et « cinéma » mais qu’on me comprenne bien : je pense qu’il y a plus de cinéma dans les vidéos de Robert Morin ou de Chris Marker que dans l’immense majorité des productions tournées sur pellicule.
[2] Une oeuvre n’a pas à être politique pour être engagée. Pour moi, les grands films de Kurosawa, Ikiru (Vivre) et Barbe Rousse, par exemple, sont profondément engagés
[3] Et il y en a : il y a des récits de non-écrivains qui valent bien des romans : Le cheval d’orgueil, de Pierre-Jakez Hélias, par exemple. Mais pour un de ces récits extraordinaires, combien de nullités, souvent l’oeuvre de ghostwriters pressés et distraits.
[4] Médecin canadien qui a servi dans les camps de réfugiés palestiniens au Liban
[5] Je me permets une entorse à la grammaire puisque huit de mes neufs films « professionnels » ont été produits par des femmes.
[6] Je dis parler comme les aveugles disent voir. Vraiment parler, vraiment voir.
Crédit photo: Martin Bouffard